Oseriez-vous torturer et tuer un poisson pour la science ?

Oseriez-vous torturer et tuer un poisson pour la science ?

Expérimentation animale
25.02.2022
Toutes les actualités

Dans son nouveau livre, Laurent Bègue-Shankland explore nos relations avec les autres animaux et la manière dont notre empathie est parfois mise de côté.

Dans son nouveau livre, Laurent Bègue-Shankland explore nos relations avec les autres animaux et la manière dont notre empathie est parfois mise de côté. Grâce à un poisson-robot et à une expérience inspirée des travaux de Milgram sur la soumission à l’autorité, il montre que cette dernière n’est pas aussi passive que ne l’imaginait ce dernier : de nombreuses personnes ont réellement choisi de mettre de côté leur empathie envers le poisson, allant jusqu’à lui infliger des souffrances et la mort au profit d’un objectif scientifique qu’elles trouvaient légitime.

Laurent Bègue-Shankland, professeur de psychologie sociale à l’Université de Grenoble-Alpes, vient de publier un livre sur nos relations avec les autres animaux (Face aux animaux, Odile Jacob, 2022). La première partie du livre parle de la manière dont nous nous considérons en dehors et au-dessus du règne animal, ce qui nous donne l’impression que nos envies et notre confort doivent passer bien avant les besoins les plus élémentaires des autres animaux – quitte à cautionner des actes de cruauté envers eux. La seconde partie du livre raconte une expérience réalisée pour étudier la manière dont l’adhésion à la science et la perspective de bénéfices pour des personnes humaines peuvent motiver la plupart des gens à mettre de côté leur empathie pour infliger des souffrances à un animal.

L’obéissance à l’autorité

L’expérience en question est inspirée des travaux bien connus de Stanley Milgram, qui a demandé à de nombreuses personnes, dans les années 1960, d’infliger des chocs électriques de plus en plus forts à d’autres personnes lorsqu’elles se trompaient dans une tâche d’apprentissage. Les chocs électriques étaient factices et les victimes, qui faisaient semblant d’avoir mal, des complices du chercheur. Ne se doutant apparemment pas du subterfuge, et malgré les cris et les supplications de leur victime, la majorité des sujets sont allés jusqu’à infliger un choc de 450 volts sous le regard du chercheur en blouse blanche.

Certaines personnes ont supposé que les sujets savaient en fait que les chocs électriques étaient factices, et que les résultats de l’expérience étaient donc biaisés. Pour évaluer cette possibilité, deux chercheurs ont mis au point une version particulièrement cruelle de cette expérience, que l’on connaît moins bien, en demandant à des étudiants et à des étudiantes d’administrer des chocs électriques réels à un chiot. Les trois quarts des sujets sont allés jusqu’à infliger le choc maximal de 450 volts aux pauvres chiots malgré leurs supplications bien réelles.

Pour Milgram, ces expériences prouvaient la soumission totale des sujets à l’autorité, ceux-ci n’étant même plus responsables de leurs actes puisqu’ils se trouvaient dans un « état agentique ». Pourtant, après l’expérience et avant de connaître le subterfuge, la plupart des sujets se sont dits satisfaits d’avoir pu apporter leur aide à la recherche scientifique. En fait, ils n’étaient apparemment pas dans un état d’obéissance aveugle, et leur cruauté apparente était peut-être due au fait qu’ils avaient mis de côté leurs propres réticences à infliger des souffrances à une autre personne, dans la mesure où ils jugeaient crédible et légitime le but scientifique annoncé et le chercheur qui l’incarnait.

Torturer un poisson pour la science

C’est pour tester cette hypothèse que Laurent Bègue-Shankland a monté sa propre expérience, mettant en scène un (faux) poisson et l’administration progressive d’un produit toxique dans son aquarium par 750 personnes de profils variés, recrutées parmi le grand public. Les sujets croyaient qu’il s’agissait de tester la dose acceptable d’un produit qui aiderait les personnes souffrant de troubles de la mémoire. Par contraste, le logiciel qui servait à réaliser l’expérience était fait pour que les sujets ressentent un maximum d’empathie envers le poisson, qu’ils voyaient dans son aquarium à quelques mètres d’eux et dont les battements de cœur étaient reproduits sur l’écran et par des bips aigus.

Auriez-vous administré ce produit au poisson en pensant que cela pourrait le tuer ? Si vous deviez répondre, vous diriez probablement que non – ou que vous n’auriez pas utilisé, en tout cas, la dose maximale. Pourtant, alors que seulement 12 % des gens interrogés supposaient qu’ils iraient jusqu’à la dose maximale, 53 % des sujets qui ont vraiment été mis dans la situation sont allés jusqu’au bout, administrant une dose pour laquelle le logiciel indiquait que le poisson avait 100 % de chances de mourir. Cette proportion était variable selon le niveau de « dominance sociale » des sujets et leur degré de spécisme (mesuré sur une échelle en six points élaborée par l’Université d’Oxford), mais aussi selon leur attitude vis-à-vis de la science : les sujets du groupe pro-science sont généralement allés plus loin que ceux du groupe critique vis-à-vis de la science.

Un entretien filmé était réalisé à la sortie de l’expérience avec chaque sujet. La MSH Grenoble/Alpes diffuse sur sa chaîne YouTube des extraits de ces entretiens, qui montrent que la plupart des gens, même parmi ceux qui sont allés jusqu’au bout, jusqu’à « tuer » ce poisson-robot, s’étaient sentis coupables de ce qu’ils faisaient, et s’étaient justifiés en se disant que le but de l’expérience était important, ou que le poisson ne ressentait pas la douleur comme d’autres animaux plus proches de nous (ce qui est faux).

Plutôt que d’une obéissance aveugle, il s’agissait donc bien d’une mise à distance volontaire de leur propre empathie pour répondre à ce qu’ils imaginaient être des buts scientifiques louables, quitte à infliger d’énormes souffrances à ce poisson

Expérimentation animale et empathie

C’est peut-être ce même processus qui est à l’œuvre chez les personnes qui apprennent à pratiquer l’expérimentation animale et qui en font leur métier : plutôt que des sadiques en blouse blanche, ces personnes sont certainement convaincues que ce qu’elles font est utile et bon, et que cela justifie d’oublier leur propre empathie pour les animaux. De nos jours, les animaux sont d’ailleurs tellement standardisés qu’il serait bien difficile dans la plupart des cas de les reconnaître en tant qu’individus.

L’expérimentation animale est-elle « nécessaire » pour la santé humaine ? Dans certains cas, il est clair que non – entre les tests d’ingrédients cosmétiques qui se poursuivent malgré la réglementation européenne et les entreprises pharmaceutiques auxquelles il est difficile de faire confiance vu le nombre de fois où elles ont été condamnées par le passé, on voit difficilement comment les chantres de l’expérimentation animale parviennent encore à la défendre.

La science n’est pas le problème – l’auto-critique fait partie de son ADN et aura un jour raison des problèmes qui gangrènent le système depuis longtemps. Le vrai problème est ailleurs, chez ces personnes qui tentent de convaincre le public que sans l’expérimentation animale, la recherche s’arrêterait – chez ces personnes qui, en plus de ne pas vouloir reconnaître les mérites de certaines méthodes non animales déjà disponibles, n’arrivent pas à imaginer les voies que pourrait emprunter la science si l’argent était redistribué d’une manière qui ne nous oblige pas à cautionner des actes de cruauté aux dépens de nos propres valeurs morales.

Partager l'article