Le monde selon les loups
Le loup se tient assis au sommet de la colline. C'est un grand mâle Alpha au poil sombre. Le poitrail en avant, la pose hiératique, il fixe de ses yeux jaunes la vallée.
Le loup se tient assis au sommet de la colline. C’est un grand mâle Alpha au poil sombre. Le poitrail en avant, la pose hiératique, il fixe de ses yeux jaunes la vallée qui s’étend à ses pieds, semée de forêts, de champs, de quelques petites routes et que cernent les flancs rocheux des Alpes. C’est là le territoire de sa meute.
Il écoute. Sur le versant herbeux, une marmotte file au fond de son terrier. Plus loin, un hibou frôle les buissons de son vol feutré. On y entend la course paniquée d’une petite musaraigne. Très loin, à plus de deux cents kilomètres de là, un autre clan se met à hurler.
Le royaume des sens
Il regarde. La nuit tombe peu à peu sur la plaine, tandis que la brume se lève et le froid avec elle. Mais les yeux phosphorescents du loup captent le moindre éclat de lumière, comme ceux des chats. Et même s’il voit mal à grande distance, son champ de vision périphérique à 250° lui permet de saisir le moindre mouvement dans l’univers en camaïeu de gris qui est le sien au crépuscule.
Puis le loup redresse sa truffe humide et hume l’air profondément — jusqu’à l’organe de Jacobson, cet amplificateur olfactif situé derrière ses incisives supérieures. Son odorat est près de 20.000 fois supérieur au nôtre : ce qu’il perçoit dépasse nos sens. Un paysage d’odeurs se déploie dans son espace mental, où toute chose est signée d’un parfum, le vent, les pierres, les arbres, les animaux. Il inspire encore plus finement… Surprise ! Pendant qu’il dormait, un étranger a eu l’audace de traverser le sentier vers la tanière !
C’était un mâle de rang Bêta âgé de trois ans, mesurant près d’un mètre au garrot, qui a marqué son passage avec un jet d’urine provocant. Il faudra s’occuper de lui bientôt.
Un amour de loup
Derrière lui, la meute se réveille au terme d’une sieste qui a duré l’après-midi entière. Un bruit de pattes : la louve Alpha grimpe à sa rencontre. Son compagnon se retourne et la regarde venir. Il la trouve belle avec son pelage gris, presque blanc, et son cœur bat plus vite. Voilà tant d’années qu’ils cheminent ensemble… Et les années passent vite chez les loups, qui ne vivent guère plus vieux que les grands chiens.
Alors ils jouent, se taquinent, roulent l’un sur l’autre en se mordant la crinière pour rire, s’amusent comme des gosses en poussant des grondements furieux. Ils sont toujours très amoureux, et si par malheur l’un d’eux venait à disparaître, abattu d’un coup de fusil, l’autre aurait le cœur brisé mais rebâtirait un couple. Et si l’un d’eux se trouvait en péril, ou malade, ou blessé, son partenaire mettrait tout en œuvre pour lui venir en aide, jusqu’à risquer sa propre vie. Toute la meute ferait pareil. Leur amour est une force, qui soude et dynamise le clan.
Poussant de petits cris aigus, les louveteaux tout ébouriffés émergent de la tanière. Ils vacillent encore sur leurs pattes en clignant des yeux. C’est aujourd’hui le premier jour où ils sortent de ce tunnel profond creusé sous une souche creuse, entre deux racines, où la louve les a allaités pendant trois semaines.
Vivre pour sa famille
Aussitôt le reste de la meute se rassemble autour des petits. Grandes sœurs, grands frères… En tout, dix personnes gardent un œil sur eux et les cajolent comme s’ils étaient les leurs.
Tant qu’ils resteront sous l’autorité du couple Alpha, aucun membre de la meute ne sera autorisé à donner naissance à ses propres enfants. En revanche, sous leur tutelle, tous forment un clan solide, efficace, inventif, dominant un vaste territoire qu’ils ne partagent avec aucune autre meute. Le couple Alpha protège chacun d’entre eux, son intelligence dédoublée permettant au clan de se nourrir à sa faim. Un jour, certains s’en iront. La louve se réjouira de les voir partir fonder d’autres familles, sur d’autres territoires, pour autant que l’humain leur en laisse.
Le loup baisse le front un instant, songeur, compilant en esprit toutes les informations qu’il vient de récolter. Plus tard, par ses attitudes corporelles, dans un concert de glapissements, de grondements et d’aboiements brefs, il fera comprendre à sa troupe les décisions qu’il a prises et la manière dont la chasse de nuit sera menée.
Le message des loups
C’est le moment de se mettre en route. Alors le loup se retourne vers les siens et lève le museau vers le ciel, cou tendu. Il hurle. Ou plutôt, il chante, lançant le premier une note dans la gamme de mi. La note s’élève, rejointe bientôt par la voix de la louve qui s’entrelace à la sienne comme du lierre.
Puis viennent s’adjoindre les hurlements des autres membres du clan, chacun dans la hauteur tonale propre à sa place dans la hiérarchie, le couple Alpha chantant le plus grave, les Oméga le plus aigu et les Bêta formant un chœur avec leurs aboiements. Chaque loup possède un timbre qui lui est propre, et que tous reconnaissent. Ce chant rassemble la tribu. Ceux qui rôdaient aux alentours reviennent en trottinant et se joignent au chœur. Mais ce chant est beau, aussi. Il est chanté pour être beau et pour porter loin le message que la meute est forte. Les hurlements montent en spirale jusqu’à la lune, tandis que tous les loups lèvent la tête à leur tour, heureux. Tel est le monde selon les loups, fait de courage, d’amour et de beauté.
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