Le monde selon les corneilles

Le monde selon les corneilles

11.05.2018
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Pour beaucoup, les corneilles sont des oiseaux de malheur, des nuisibles. Il s'agit pourtant de l'une des espèces animales parmi les plus intelligentes.

Pour beaucoup, les corneilles sont des oiseaux de malheur, des nuisibles qu’on chasse toute l’année. Il s’agit pourtant de l’une des espèces animales parmi les plus intelligentes au monde, dont les capacités cognitives peuvent dépasser celles des grands singes. Ces corvidés si communs dans nos villes et nos champs parlent, prévoient, se souviennent, disposent de cultures propres et se servent d’outils au sein de sociétés paisibles et bien équilibrées. Ces qualités leur ont permis de s’adapter efficacement à la présence humaine. Bref récit d’une journée de corneilles ordinaires…

La maison

Les deux corneilles survolent la ville à coups d’aile rapides. Sous elles, les faubourgs défilent, les routes, les rues désertes, les files de voitures à l’arrêt et tout au long de la chaussée, les sacs-poubelle posés devant les maisons, comme chaque matin de ce jour de la semaine. Elles connaissent la date et l’heure précises de la tournée de ramassage, mais pas besoin de s’arrêter : elles ont trouvé tout ce qu’elles cherchaient. Les oiseaux noirs s’en reviennent de la décharge municipale, le bec chargé d’objets. Une oasis de verdure se dessine à l’horizon, au-delà de l’océan gris des constructions humaines. Puis le parc apparaît, le lac en son milieu et le gigantesque platane dressé sur ses berges, où les corneilles ont leur demeure.

Le couple

Le futur père ramène de son expédition deux cintres en métal rose, très fins, dont il aime la couleur et l’éclat. Il tord un peu la tige afin qu’elle soutienne mieux le bon vieux nid de branchages où déjà tant d’enfants sont nés. Mais c’est sa compagne qui se charge d’en aménager l’intérieur. Elle colmate les parois de feuilles mortes, de morceaux de tissu, d’ouate et de poils bien chauds, qui protégeront ses petits en cas de coup de froid brutal. Mieux vaut prévoir les risques, en ces temps de climat changeant.

La future mère plonge vers le sol. Elle tournoie autour de l’âne qui broute dans son enclos, puis se pose sur son dos et lui arrache une touffe de crins. L’âne s’indigne et s’ébroue, mais la corneille est déjà tout en haut du platane.

Des trois ou quatre petits œufs bleus piquetés de brun qu’elle pondra, surgiront d’adorables boules de duvet gris très aimées. Elle et son compagnon sont des parents dévoués.

C’est une chance qu’aucun des deux ne soit mort, depuis toutes ces années qu’ils se bécotent tendrement le plumage. Élever des enfants ensemble, ce n’est pas seulement les nourrir : c’est aussi les instruire, et longtemps, car les jeunes doivent apprendre tant de choses avant de pouvoir survivre dans le monde des humains.

La famille

Cette année, leur grand fils est resté près d’eux pour les aider. Ses deux sœurs se sont déjà envolées avec une bande d’adolescents. Toute la journée, ces jeunes font les fous et apprennent à se connaître. C’est dans ces groupes d’oiseaux chahuteurs que leurs deux filles trouveront leur partenaire. Les mâles intrépides les salueront d’abord à grands coups de tête, avant de parader devant elles en relevant des défis insensés : se livrer à des vols en piqué quasi suicidaires, faire la course avec une voiture ou se laisser glisser sur un toit neigeux avec un pot de yaourt en guise de luge. Ils s’amuseront ainsi toute l’année, jusqu’à ce que des couples soudés se forment pour la vie et s’en aillent fonder leur propre famille.

Le visage du vieil homme

Le temps s’adoucit de plus en plus et les canards ont déjà leurs canetons. Des humains viennent souvent leur jeter du pain. Un vieux monsieur descend le chemin du parc à pas lents. Les oiseaux connaissent bien le visage de cet homme, en dépit de l’âge qui passe. Il donne à manger aux canards et aux autres oiseaux. Disparu depuis plus d’un an, le voici de retour, muni d’une canne et d’un nouveau chapeau.

D’un croassement joyeux, les corneilles le saluent avant de sauter de leur branche et de se poser près de lui, parmi une foule de pigeons qui s’écartent. L’homme leur lance des bouts de pain au raisin. Quel délice ! Le fils du couple attrape un gros morceau qu’il part cacher plus loin, en réserve pour plus tard.

D’un bref coup d’œil, il voit que son père l’observe. Pas de problème : il fait semblant d’accumuler des feuilles sur son petit butin, puis dès que son père regarde ailleurs, il reprend vite le pain et va le dissimuler pour de bon sous un bosquet de troènes. Le problème dans la famille, c’est qu’on n’aime pas beaucoup partager.

L’arbre aux palabres

D’un coup, des appels résonnent du côté de l’autoroute urbaine qui longe le haut du parc à grand bruit. Une corneille s’y est fait happer par le souffle d’une voiture. Son corps a été projeté sur le bas-côté.

Tous les corvidés s’envolent et se regroupent près des lieux du drame, au plus haut d’un érable en bourgeons.

Le couple les rejoint, puis d’autres corneilles encore, arrivées d’un parc voisin. La plupart viennent à deux et parmi elles, plusieurs enfants du couple, devenus parents à leur tour. Ils se saluent dans le dialecte puissant de la communauté, mais très vite, la petite famille se parle avec des sons plus doux, dans un langage qui leur est propre. Et puisque tout le monde est uniformément noir, depuis les pattes jusqu’au bec, c’est d’abord à la voix qu’on distingue qui est qui, grâce à la signature croassée.

Pourtant, même s’il s’est tu à jamais, le corps de la doyenne est reconnu par tous. C’était l’une des femelles les plus âgées du parc. À vingt ans, son plumage était devenu hirsute et sale, deux doigts de sa patte droite s’étaient infectés. Tout le monde savait qu’elle allait mourir un jour ou l’autre. Mais tout de même…

Le sens de la mort

C’était quelqu’un de très apprécié, une matriarche de haut rang dont on louait les justes alertes, quand elle désignait d’un son précis l’approche du chat, du faucon ou d’une colonie de perruches ondulées tentant d’investir leurs arbres. À la voir morte, on réfléchit aussi, on échange au sujet de l’accident. Il est bien sûr qu’avant des années, plus aucune corneille ne se posera plus sur ce trottoir-là.

Peu à peu, les derniers bavardages s’éteignent. Un silence complet tombe sur le grand arbre chargé d’oiseaux noirs. Ému, le cœur rempli de souvenirs, chacun contemple le cadavre sur le bord du trottoir, recouvert de quelques feuilles mortes par son dernier compagnon de vie. Quel mystère que la mort ! Quelle tristesse…

Mais la vie les appelle, il faut retaper les nids, se nourrir, éduquer les enfants. Alors tous prennent leur envol dans le ciel clair et tournoient un moment comme un grand nuage sombre au-dessus de l’autoroute, en un dernier adieu…


Références :
http://news.nationalgeographic.com/news/2006/06/06…
http://www.csmonitor.com/Science/2015/1026/CSI-cro…

http://www.lapresse.ca/sciences/decouvertes/201106…

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