Quand l’empathie disparait face aux objectifs des laboratoires : entretien avec Kevin Vezirian
Un jeune docteur en psychologie sociale nous parle de l’expérimentation animale du point de vue de la psychologie, entre manque d’empathie, objectifs scientifiques et discriminations.
Le 29 novembre 2022, Kevin Vezirian a obtenu le titre de docteur en psychologie sociale avec une thèse de recherche portant sur l’étude de l’expérimentation animale du point de vue de la psychologie sociale. Les violences infligées aux animaux sont-elles liées aux violences entre personnes humaines ? Les personnes qui pratiquent l’expérimentation animale sont-elles dépourvues d’empathie ? Toutes les réponses par ce spécialiste du domaine.
Vous venez d’obtenir votre doctorat en psychologie sociale. Qu’est-ce que cela veut dire, concrètement ?
Un doctorat (ou PhD) est un diplôme universitaire délivré au terme d’une activité de recherche scientifique. Concrètement, dans mon cas, cela veut dire que j’ai mené une activité de recherche en psychologie sociale, une discipline scientifique visant à comprendre et expliquer comment les pensées et les comportements des individus sont influencés par la présence d’autrui. Plus particulièrement, mon activité de recherche consistait à étudier les facteurs individuels et les cadres contextuels qui facilitent et légitiment les préjudices envers les animaux de laboratoire, et cela au travers de théories en psychologie sociale.
Tout au long de la thèse, vous faites le lien entre les discriminations entre groupes humains et les mauvais traitements dont sont victimes les autres animaux. Ce lien est-il bien établi, scientifiquement ?
Le lien entre la manière dont se comportent les individus vis-à-vis d’autrui et la manière dont ils se comportent vis-à-vis des animaux est déjà bien établi. Une riche littérature indique par exemple qu’il y a une forte relation entre la cruauté envers les animaux et les violences interpersonnelles. Cependant, des preuves grandissantes suggèrent en effet qu’une interrelation existerait entre les discriminations à l’égard des individus et les attitudes et comportements envers les animaux. Ainsi, des recherches montrent que les individus ayant de forts préjugés négatifs envers autrui en raison de leur ethnicité sont aussi plus susceptibles d’adhérer fortement au spécisme, une idéologie qui défend que toutes les espèces animales ne méritent pas les mêmes considérations morales et que l’exploitation de certains animaux est justifiée. Une récente recherche menée par une équipe de chercheurs de l’université d’Oxford indique d’ailleurs que l’adhésion à des idéologies spécistes est positivement corrélée avec d’autres formes de discriminations, comme le racisme, le sexisme, ou encore l’homophobie.
Bien que ces résultats soient intrigants, il n’est en réalité pas si surprenant de constater que la manière dont les individus perçoivent les membres de groupes discriminés est intimement liée à la manière dont ils perçoivent les animaux, car après tout, les animaux ont eux aussi toutes les caractéristiques d’individus discriminés et exploités en raison de ce qu’ils sont.
Quelle est la place de l’expérimentation animale dans ce cadre ?
L’expérimentation animale consiste à s’appuyer sur des modèles animaux pour mener des expériences, la plupart du temps à des fins scientifiques, que nous préférons ne pas réaliser sur des humains pour des raisons éthiques ou morales. L’expérimentation animale contraste ainsi fortement les considérations que nous avons pour un groupe social particulier, les humains, par rapport à celles que nous avons pour un autre groupe social, les animaux de laboratoire. Alors que de nombreux sondages indiquent que la population est majoritairement opposée à l’utilisation d’animaux de laboratoire, il existe une certaine variabilité quant à la légitimité perçue de cette pratique, et il apparait nécessaire de comprendre d’où proviennent ces différences interindividuelles et contextuelles. De plus, l’expérimentation animale se fait au détriment d’animaux que nous devrions être motivés à protéger de la souffrance, et il est primordial de comprendre quelles sont les stratégies comportementales qui permettent aux individus de rationaliser et de légitimer leur utilisation à des fins de recherche, alors qu’elle est quasiment toujours synonyme de funestes finalités. Il y a fort à parier que les réponses à nos questions se trouvent dans notre manière de percevoir et d’interagir avec autrui, et la psychologie sociale est à ce titre très pertinente.
Les personnes qui pratiquent l’expérimentation animale sont-elles donc dépourvues d’empathie ? Sinon, comment réussissent-elles à infliger ces souffrances aux animaux ?
Dépourvues d’empathie, probablement pas. D’ailleurs, dans nos recherches, nous n’avons en réalité aucune donnée concernant les dispositions empathiques des techniciens de laboratoire, donc nous ne pouvons pas apporter de réponses claires à ce propos. En revanche, nos recherches indiquent que dans la population générale, de moindres dispositions empathiques sont effectivement associées à une plus grande légitimité perçue de l’expérimentation animale, mais aussi à des comportements plus néfastes envers un animal de laboratoire dans le cadre d’une recherche pharmaceutique.
Quant à savoir comment des personnes arrivent à infliger des souffrances à des animaux à des fins scientifiques, nos recherches apportent quelques éléments de réponse. En nous inspirant du protocole de Stanley Milgram, nous avons invité des personnes à conduire une (fausse) recherche pharmaceutique sur un (faux) animal de laboratoire, et nos résultats indiquent que la focalisation préalable sur les bénéfices de la science allait aussi significativement augmenter la motivation des individus à participer à la recherche au détriment de l’animal, mais aussi que de fortes dispositions pro-scientifiques étaient fortement reliées à la légitimité perçue de l’expérimentation et à la vision instrumentale d’un animal de laboratoire. En somme, cette recherche indique que la poursuite de buts scientifiques permettrait d’atténuer temporairement les considérations empathiques que les individus ont à l’égard des animaux de laboratoire afin de faciliter leur utilisation à des fins de recherche et la poursuite de la recherche. Dans une autre recherche en cours d’expertise, nous montrons aussi que des stratégies de dénigrement des capacités mentales et cognitives des animaux de laboratoire peuvent être à l’œuvre afin de justifier l’utilisation d’animaux de laboratoire. Alors que faire souffrir autrui va à l’encontre de nos principes moraux les plus fondamentaux, nous démontrons que les individus peuvent être motivés à diminuer les capacités mentales et de sentience d’un animal de laboratoire afin de rendre, en quelque sorte, son utilisation plus moralement acceptable.
Fort des connaissances établies par vos recherches, quelle voie d’action recommanderiez-vous afin que la situation s’améliore pour ces animaux ?
Nos recherches montrent que les objectifs scientifiques derrière l’expérimentation animale permettent de diminuer les considérations morales que les individus ont envers les animaux de laboratoire. Cependant, il convient de rappeler que l’expérimentation animale n’est pas seulement critiquée par les animalistes, mais aussi par une partie de la communauté scientifique qui questionne sa validité, son manque de réplicabilité ou les très faibles applications pharmaceutiques chez les humains. Nous pourrions imaginer que des campagnes de communication et d’information questionnant le bien-fondé et l’utilité de l’expérimentation animale pourraient ainsi permettre que les individus ne justifient pas aveuglément la souffrance des animaux de laboratoire sous prétexte que d’importants bénéfices pour la santé humaine seraient à la clé, car ce n’est pas toujours si évident.
De plus, nos recherches montrent aussi que les capacités cognitives et mentales des animaux sont centrales dans les considérations morales à leur égard, et plus nous percevons leurs capacités de sentience et d’intelligence, plus ce qu’ils endurent dans les laboratoires nous apparaît comme moralement injustifié et inacceptable. Ainsi, des campagnes de sensibilisation autour de la singularité des animaux de laboratoire, faisant état de leurs capacités cognitives et de leur personnalité, pourraient en quelque sorte leur conférer de plus grandes considérations morales et peut-être davantage motiver les individus à s’opposer à cette pratique.